Revoir notre économie de fond en comble, secteur par secteur, pour qu’elle devienne compatible avec un climat restant vivable… Et pour la rendre plus résiliente aux nouveaux chocs à venir… Sans croissance. C’est ce que propose The Shift Project de Jean-Marc Jancovici.
A l’heure de « l’après premier confinement », de multiples voix ont résonné, notamment en France: le temps est venu, il faut changer le monde, ne pas repartir comme avant… Plus jamais ça ! Inventons le monde d’après ! Pourtant, immédiatement, des milliards d’euros ont déjà été facilement donnés à des émetteurs importants de CO2: l’avion, la voiture… Et les changements envisagés sont basés sur le retour, un jour ou l’autre, de la croissance. Sainte-Croissance ! A ce jour, beaucoup -en pleine crise de prise de conscience écologique pour certains- n’imaginent pas encore que la récession pourrait être très durable et que les changements à réaliser doivent en tenir compte. Mais les voix dissonantes existent bel et bien, par exemple au sein du think tank français de la décarbonation, The Shift Project, qui vient de présenter un « plan de transformation de l’économie française« . Un plan qui a l’ambition d’être adapté à un monde sans croissance. Ni plus ni moins.
Retour à la planification de l’économie
Il faut dire que The Shift Project est présidé par l’expert énergie-climat Jean-Marc Jancovici et dirigé par l’expert pétrole Matthieu Auzanneau. Les deux savent parfaitement que l’épisode Covid devrait être suivie d’assez près par un épisode Pétrole, c’est-à-dire un moment où, contrairement aux deux siècles qui nous précédent (ceux de l’industrialisation), les Terriens n’auront plus jamais de plus en plus de pétrole à disposition, chacun en moyenne. Ils en auront alors de moins en moins. Définitivement. On parle bien ici du pic pétrolier mondial, pourtant le plus souvent considéré dans le monde d’avant comme une Arlésienne, y compris chez les dirigeants économiques et politiques. « Impossible que cela nous arrive, parce que nous sommes bien plus forts avec nos découvertes, nos technologies, notre progrès », préfèrent en somme s’assurer beaucoup de décideurs… Une pandémie non plus on ne l’imaginait pas.
Or, pour The Shift Project, le pétrole forme bien « le système sanguin » de notre actuelle société. Par exemple, plus de 90% de ce qui roule, vole et navigue en dépend. Donc, s’il y en a prochainement de moins en moins, cela pose d’emblée un gros problème, notamment aux pays importateurs qui n’ont pas de solution de rechange sous la main, comme la France.
C’est dans un tel contexte que ce think tank -surfant sur la prise de conscience environnementale générée par la pandémie- a échafaudé son chantier, l’idée étant de proposer quelque chose de précis pour l’été 2020, dans le cadre de la préparation du « plan de relance de l’économie » auquel s’est attelé le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire. Nid d’ingénieurs pouvant s’appuyer sur bon nombre de précédents travaux, The Shift Project espère se distinguer par sa méthode de travail: poser le problème de manière pratique, physique, matériel, systémique.
L’équipe, également soutenue par l’association des contributeurs bénévoles du Shift Project, The Shifters, veut aboutir à la fois à une vision « désirable » de long terme… Et à des mesures de court terme qui permettent de placer dès maintenant le pays dans une tendance de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre de 4% par an, « compatible avec l’objectif de l’Accord de Paris » de limitation du réchauffement planétaire à +2°C depuis l’époque préindustrielle. En premier lieu, il s’agirait notamment d’élaborer des propositions de contreparties lorsque des acteurs émetteurs de gaz à effet de serre reçoivent de l’argent public.
Plus généralement, le plan du Shift, où les termes « chocs » et « résilience » sont très présents, remet au goût du jour la planification de l’économie. Ici, selon ses concepteurs, l’idée n’est pas de raisonner initialement en euros ou en dettes, mais en moyens physiques et humains qui permettent d’atteindre l’objectif fixé: la stabilisation du climat à +2°C.
Des perdants et des gagnants
« Une transformation aussi fatidique que celle qui doit aboutir à une organisation nouvelle, sortie des énergies fossiles et épargnant la nature et ses ressources, fera des perdants. Ces perdants doivent être nommés ». Et « c’est pour ces perdants, en premier lieu, qu’il faut travailler », a indiqué l’équipe dans son premier document. Découpant l’économie en une quinzaine de secteurs interconnectés, ce document nomme les principaux perdants: les énergies fossiles, l’aéronautique, l’automobile, les transports routiers, la construction… Et il distingue de multiples grands axes de travail du think tank, cohérents avec des propositions qui existent déjà.
Outre une décarbonation méthodique et massive de toutes les structures de tous les secteurs de la société, y compris ceux de la culture, de la santé ou encore de la Défense, The Shift Project travailler sur: le développement à grande échelle de la marche, du vélo, des transports en commun, du covoiturage; la généralisation des voitures faiblement consommatrices (équivalent à 2l/100km) et donc moins puissantes; le développement des voyages à prix incitatifs en train électrifié; la mise en place d’un cahier des charges (consommation, réduction des impacts climatiques hors CO2…) pour les avions; le développement du fret par le rail, les fleuves et la mer; la municipalisation de la « logistique du dernier kilomètre »; le développement des pompes à chaleur et des énergies produisant de la chaleur comme le solaire thermique; la réduction drastique de la construction de maisons; la massification de la rénovation énergétique; le développement de l’usage de produits issus du bois dans la construction et la rénovation; le développement du télétravail; le ralentissement du tourisme; la relocalisation de productions industrielles; la structuration d’une vraie filière de « l’après première vie » (réutilisation, réparation, reconditionnement, recyclage…); la transition massive des pratiques agricoles vers l’agroécologie; la construction de systèmes alimentaires territoriaux résilients; le développement de l’électrification; le développement (dans différents secteurs, y compris le journalisme) de la formation aux enjeux du réchauffement planétaire; la limitation ou l’inversion de la tendance à la délocalisation de services (santé, universités…); la construction d’un plan de sobriété numérique; la réorganisation locale de l’administration publique; la réorganisation des villes au profit des modes de vie bas carbone; le renouvellement de la démocratie participative avec l’exigence écologique et énergétique comme dessein; la mobilisation de la finance au service de la transition écologique et énergétique; la planification de l’évolution des emplois…
Dans un tel plan de transformation, s’il y a donc des perdants, il doit également y avoir des secteurs gagnants: agriculture, forêt, rénovation des bâtiments, industrie des cycles, activités ferroviaires, activités d’éco-conception, activités de « l’après première vie », services locaux, secteurs liés aux bilans carbone et au suivi des actions, à la qualité des sols, de l’air et des eaux, etc. C’est notamment à l’aune des gisements d’emplois qu’ils pourront offrir que ce plan pourra éventuellement agréger les échos favorables, comme l’espère le think tank.
Financement participatif
The Shift Project entend en plus confronter ses propositions aux événements « extérieurs » qui pourraient affecter la vie quotidienne: autres crises sanitaires, troubles sociaux, troubles extérieurs, amplification des changements climatiques sur le territoire… En d’autres termes, plus que la recherche d’un soi-disant « développement durable », c’est bien ici la « résilience » des systèmes vitaux de la société que l’on cherchera à renforcer: alimentation, habitat, santé…
Quant au chiffrage du coût de ce plan, il arrivera par la suite. Et pas de souci jusque-là pour le financement, lance en substance Jean-Marc Jancovici. En effet, en 2008 avec la crise des subprimes comme en 2020 avec l’épisode Covid, les pouvoirs publics ont montré et montrent encore qu’ils savent très bien créer de la monnaie quand ils sont acculés. Reste que The Shift Project n’a pas, lui, de planche à billets à disposition…. Au-delà de son financement traditionnel (réalisé avec la participation d’entreprises comme Vinci, SPIE, SNCF, EDF, Bouygues, Saint-Gobain…), le think tank est passé par un financement participatif pour financer son étude.